Kharakter

17 Décembre 2022 - 15 Janvier 2023

Vernissage vendredi 16 decembre 18h-22h

Banquet XLVIII le 17 decembre MMXXII

L’exposition Kharakter a lieu du 17 décembre 2022 au 15 janvier 2023 à la Traverse à Marseille. Elle est curatée par Fabien Vallos et rassemble des œuvres de cinq artistes (Debby Bousrez, Marc Buchy, Dieudonné Cartier, Delphine Dénéréaz, Juliette George et Jan Harmensz Muller) autour des problématiques de valeurs et de leurs transfigurations. Toutes les œuvres de l’exposition présentent de manière conceptuelle et plastique, une série de crises dans la représentation de la valeur et de sa puissance. 

@Jean-Christophe Lett

Texte d'exposition

L’exposition Kharakter a lieu du 17 décembre 2022 au 15 janvier 2023 à la Traverse (Marseille). Elle est curatée par Fabien Vallos et rassemble des œuvres de cinq artistes (Debby Bousrez, Marc Buchy, Dieudonné Cartier, Delphine Dénéréaz, Juliette George & Jan Harmensz Muller) autour des problématiques de valeurs et de leurs transfigurations.Toutes les œuvres
de l’exposition présentent de manière conceptuelle et plastique, une série de crises dans la représentation de la valeur et de sa puissance.
La philosophie commence avec une série d’avertissements, dont celui qui consiste à maintenir en permanence une vigilance quant au concept de valeur. La « valeur » signifie littéralement que quelque chose « se porte bien», c’est-à-dire que quelque chose parvienne à maintenir une puissance, à être ce qu’il est. La valeur est donc la relation entre une qualité et sa puissance. Le terme « valeur » dérive du latin valor et se traduit en grec par timè (dont on retrouve la forme dans le verbe es-timer). Le terme latin est fondé sur une racine qui
désigne la force, tandis que le terme grec est fondé sur une racine qui désigne l’observation et l’estimation. Mais dans l’un et l’autre cas il s’agit d’attribuer un «prix » à ce qui a été estimé. L’autre avertissement de la philosophie, avait été d’être d’une plus grande vigilance encore quant au traitement de la différence dans le processus d’évaluation. Parce qu’il faut admettre que nous avons élaboré des processus d’évaluation aporétiques et arbitraires. Si l’on
ne maintient pas une suffisante vigilance, alors peuvent se produire des séries de confusions redoutables, qui par exemple, peuvent fonder une différence d’évaluation entre les êtres (valeur ontologique, politique ou encore économique) ou au contraire réduire cette différence s’il s’agit par exemple de penser la relation sujet et objet. La philosophie, comme préoccupation de
nos modes de relation au monde, avait averti qu’on ne pourrait pas confondre l’interprétation de la valeur des objets et des sujets. L’évaluation d’un objet «banc » ne peut-être le même que celui d’une «personne». Si nous le faisons nous anéantissons la mesure nécessaire de la différence et surtout nous anéantissons la possibilité d’être comme sujet en devenir. Or il est
une série de temps historiques qui ont contribué à cette confusion. Nous en indiquons trois. Le premier est la formation dans le monde latin du concept de «dignitas » (dignité). Le terme est fondé sur la forme verbale decet qui signifie « il convient » au sens ou quelque chose « va bien» ou « se porte bien». Il faut alors comprendre ce «bien porté » à partir du concept de decor
(qui a bien sûr donné le terme français «décor ») qui désigne ce qui est « convenable » en tant qu’il est l’«ornement » ou la « parure » de la puissance. C’est alors pour cela qu’une personnedigne soit peut recevoir une «décoration» soit peut être en mesure d’exposer le «décor » de
sa puissance (par les bijoux, les vêtements, les propriétés, les collections ou encore l’art). [De cette manière les êtres ont pris pour habitude d’exposer sur leur corps des bijoux comme indicateur précis de la puissance de leur fortune : le travail de Debby Bousrez consiste à inverser ce processus en réalisant des bijoux avec des matériaux sans prix ou sans valeur.
Seul le geste de l’orfèvre peut déplacer la valeur de sorte que le bijou acquiert à son tour un prix.] La «dignité » est alors l’interprétation de la relation de confusion entre valeur et puissance. Le deuxième exemple est l’interprétation par Karl Marx de la transformation de l’être en salarié, c’est-à-dire de l’instant où sont confondus la valeur d’un être et son transfert en tant que valeur d’objet. L’être est évalué en fonction de son agir qui équivaut salaire et
dont la fondation est la relation d’équivalence temps-argent. L’achèvement du capitalisme n’est plus l’assimilation du sujet en objet (le serviteur) mais l’assimilation du temps du sujet en objet (salarié). L’être n’est plus seulement assujetti, mais hypothéqué. [On retrouve ici encore ce processus inversé et parodié dans l’œuvre de Marc Buchy : la trace d’une servitude entre deux personnes, oubliée dans un tiroir et qui suspend dès lors l’usage de la valeur pour les deux personnes. Le prix de l’œuvre est une manière de combler le «manque » d’usage ou d’usure de la valeur.] Le troisième exemple est, cette fois, la décorrélation valeur et puissance pour certains objets dans ce qui est nommé «objet d’art » en vue d’une « spéculation», c’est-à-dire la création d’une plus-value qui n’est pas fondée sur la puissance de l’objet mais sur la puissance du désir [C’est très précisément le principe de l’œuvre de Dieudonné Cartier avec la présentation des trois Diagrams (Baumol, Sokow, Veblen) qui sont la traduction plastique de ces processus d’évaluation fondés sur la puissance du désir ou de la notoriété]. Pour ne pas risquer les dangers à la fois des processus fiduciaires et spéculatifs, a été maintenue la possibilité d’une adhérence de l’être à des dispositifs qui échappent à cette spéculation : les métaux précieux [c’est le travail inversé de Debby Bousrez] et l’interprétation du talent comme valeur d’une tekhnè, autrement dit d’un savoir-faire [c’est la gravure de Jan Harmensz Muller (nous y reviendrons) mais aussi le travail de Delphine Dénéréaz, qui consiste à récupérer des matériaux et à leur donner une autre condition comme tapisserie et objet symbolique de lecture : ils ne sont pas des décors, mais images avec lesquelles nous partageons des temps d’existence.] La philosophie n’a donc cessé de nous avertir quant à la nécessité de maintenir une vigilance éthique et ontologique sur l’interprétation et l’usage du concept de valeur. Autrement
dit la philosophie n’a cessé et ne cesse de nous énoncer que la valeur est un piège. En grec ancien le piège se dit avec le terme skandalon. Et puisqu’avertir ne suffit pas, l’histoire de la philosophie a ancré le concept de valeur dans la vie et l’œuvre d’un des fondateurs de la pensée grecque, Diogène de Sinope. Pour cela il faut se reporter au chapitre II du livre VI des Vies & doctrines des philosophes de Diogène Laërce. La vie du fondateur du cynisme commence avec un problème de malversation ou de corruption de la monnaie. Ce qu’indique le texte c’est que son père aurait tenter de produire ce qu’on pourrait nommer un «détournement ». Le texte grec dit que quelqu’un a décidé de para-kharassein, c’est-à-dire de falsifier les nomisma, la monnaie ou la valeur. Le verbe parakharassein est fondé sur un autre verbe kharassein qui dit entailler, graver, dessiner. Le terme provient sans doute d’un kharax qui signifie le pieu, l’écharde mais surtout il a permis la construction du terme qui sert de titre à l’exposition, kharakter. Le terme kharakter est à la fois le signe gravé et le graveur : il désigne alors à la fois la figure qui marque la valeur d’un morceau de métal s’il s’agit de monnaie et la figure de celle ou celui qui en a
l’usage, jusqu’à prendre le sens du concept moderne de « caractère». L’origine de la philosophie est un problème de compréhension de la formule «parakharassein to nomisma» devenant alors une double injonction à la fois d’être vigilant à ne pas altérer la valeur des choses, ou au contraire de devoir en permanence changer leur valeur. C’est bien sûr le travail de la pensée de
Diogène de Sinope. L’histoire de l’être, l’histoire des objets, l’histoire de l’art n’est en somme que l’expérience irrésolue de cette injonction paradoxale : ne pas déconstruire les valeurs, ce qui serait considéré comme une faute, ou au contraire devoir déconstruire en permanence ces valeurs, au risque d’une double crise, celle d’être hors-la-loi ou celle d’être trop affecté par l’actualité irrésolue de nos usages.Tout n’est donc toujours que renversement des valeurs et de leurs indices. [C’est ici encore le travail de Dieudonné Cartier dans la manière de montrer des diagrammes qui veulent se donner en images, mais surtout dans la manière avec laquelle l’artiste ne cesse de graver dans la matière pour ensuite venir réaliser des copies par frottage.
C’est aussi l’objet de l’œuvre de Juliette George, dans la déconstruction du texte de Marx pour en faire du poème. L’œuvre indique surtout cette crise permanente chez Marx, tour à tour économiste, philosophe, poète, révolutionnaire à vouloir maintenir cette vigilance sur l’actualité irrésolue de nos usages.] L’art est alors forcément une profonde escroquerie, une
profonde falsification, qui fait ajouter des valeurs sans relation logique aux objets : mais parce qu’il l’est, il ne cesse de nous rappeler que notre vivant matériel ne pourra advenir qu’à la condition que nous acceptions que l’actualité de nos usages soit profondément irrésolue.
Avant que Diogène Laërce ne raconte la vie de Diogène de Sinope, la pensée chrétienne primitive s’est elle aussi intéressé à la problématique des valeurs. Si l’on considère la pensée chrétienne comme an-archique il ne peut donc y en avoir : tout ce qui est, si l’on suit le texte de Paul dès la première épître aux Corinthiens est comme ce qui n’est pas. Irrésolution maximale
des valeurs : ce qui a une valeur à un instant précis est comme si elle n’en avait pas à l’instant suivant. C’est le sens le plus radical de ce que l’on appelle anarchie. Mais un autre texte, plus « embarrassant » va écrire une autre histoire « chrétienne » et « libérale » de la valeur, c’est la «parabole des talents » (chez Marc 25, 14 et Luc 19, 12). Rien n’échappe à ce texte. Il dit qu’un maître convoque ses trois meilleurs esclaves (évalués) pour leur confier des talentoi (lingots d’argent). Il part. Il revient. Il fait les comptes. Le premier en a reçu 5, il en présente 10. Le deuxième en a reçu 2, il en présente 4. Le troisième en a reçu 1, il en présente 1. Le maître récupère les talents confiés (il n’y a pas de don) et compte la «plus-value ». Il félicite les deux
premiers et maudit le dernier. Que faire de ce texte ? Soit on justifie la spéculation (c’est le travail de Calvin en 1536), soit on considére que c’est une «parabole», donc une sorte d’image morale qui dit qu’il faut user du monde avec « talent », c’est-à-dire avec un certain « savoir-faire ».
Toute l’histoire morale est liée à cette problématique : que faire de la valeur ? En faire usage c’est-à-dire l’user ou devoir spéculer, c’est-à-dire faire de la plus-value ? Le texte présente un autre problème : le maître maudit le troisième serviteur et lui reproche de ne même pas avoir «porter son argent à la banque (balein to argurion mou tois trapezitais) ». [C’est précisément pour
cette raison qu’est présentée une gravure de la fin de XVIe siècle de Jan Harmensz Muller (1571-1628) représentant le moment exact où le troisième serviteur, par crainte, enterre son talent. Toute l’histoire de la modernité est contenue dans cette crainte de l’usage et de l’abus de la valeur. Mais c’est aussi l’intérêt de l’œuvre de Juliette George, qui présente la sculpture
d’un banc cassé : en grec la table (trapeza) dit la banque tandis qu’en français ou en italien c’est le banc sur lequel on s’assoie qui forme le terme de banque. Un banquier ou un usurier qui faisait faillite voyait son «banc » utilisé pour les transactions brisé (banca rotta) ou le banc brisé pour désigner la «banqueroute».]
L’exposition kharakter, voudrait montrer l’intérêt que les artistes ont pour les questions de valeurs et d’usages. L’exposition débute à partir d’une réflexion sur le travail artisanal en vue de créer des objets d’usage, mais qui intègrent ici des conditions parodiques. L’exposition se poursuit avec une image ancienne, comme représentation de la crainte exercée par la valeur.
Puis elle se construit à partir de trois travaux conceptuels qui ne cessent de montrer comment déjouer à la fois l’usage et la plus-value : de l’épreuve du ready-made, à celle de la sculpture ou de l’image. Ce qui est sûr est que kharakter, en tant qu’exposition, ne cesse de montrer que l’actualité de nos usages et que l’actualité de nos rapports à la valeur, sont profondément
irrésolues. L’épreuve de l’art est de se tenir devant cette falsification et devant cette irrésolution.
Fabien Vallos, déc. 2022